1. L’art sort du marché
1. L’art du vingtième siècle était dans le système marchand, dans le même sens où l’art rupestre était dans les grottes, ou l’art sacré dans les temples. Il était un art marchand, comme on dit art sacré, art rupestre. 2. Pourquoi le dire au passé ? Il existe bien encore un marché de l’art, un marché du livre, un marché du disque, sans parler d’un très grand marché du multimédia. Le marché existe, mais y distingue-t-on encore un art contemporain, comme furent visibles dans le marché, disons au hasard, Rembrandt, Turner ou César ? 3. Il y a dix ans encore, j’étais persuadé que ce marché privé de l’art allait être remplacé par un marché public. Le marché public n’a rien changé à la disparition de l’art du marché. On passe seulement d’un marché privé de l’art à un marché privé d’art. 4. En cherchant bien, on trouvera peut-être dans ce marché quelques œuvre intéressantes. Elles s’y noient bien plus qu’elles n’y apparaissent. L’art contemporain n’apparaît plus dans le marché, alors qu’il y a peu de temps encore, on ne le trouvait que là. Il n’apparaissait pas en dehors. 2. L’art et la marchandise 5. Comment l’artiste était-il entré dans le marché ? Sous l’ancien régime des privilèges, il y est entré par « privilège du Roi », sous la révolution bourgeoise, il y est entré par la reconnaissance de son « droit de propriété », avec les idées socialistes, il y est entré comme « travailleur intellectuel ». Depuis la seconde guerre mondiale, le problème se complique : employé culturel, petit entrepreneur… ? 6. Pourquoi est-il entré dans le marché ? Parce que le marché était son véhicule. L’art est d’abord entré dans le marché par la littérature, et la littérature par l’imprimerie. La photographie, le disque, le cinéma, ont fini de faire entrer tout l’art dans le marché. Cette époque est terminée. 7. Le modèle marchand de l’art est le livre. Qu’est-ce qu’un livre ? Pour le marché, la définition est simple : ce sont des feuilles de papiers contenant des signes linguistiques, brochées ou reliées, en un certain nombre d’exemplaires. C’est une définition très claire, mais qui suppose quand même qu’il n’existait pas de livre avant l’imprimerie. 8. Cette définition implique aussi que le livre n’est pas fait par un auteur, mais par un imprimeur et/ou un éditeur. (La reconnaissance d’un droit vient donc remédier à la négation d’un fait.) 9. Le sens juridique et commercial du mot livre est sensiblement différent de son sens courant dans toutes les langues naturelles, qui suppose, lui, l’articulation de signes graphiques dans un ensemble cohérent sur un support quelconque. Les deux définitions sont même sensiblement contradictoires, puisque l’une désigne le livre indépendant de tout support, l’autre l’assimile au support. 10. De fait, dans le monde moderne, le livre n’existait que sous la forme d’objet manufacturé. Dans le monde marchand, un livre inédit n’était tout simplement pas un livre. La photographie, le gramophone, le cinéma, la radio ont étendu cet état de fait à toute activité artistique. 3. Objet et langage 11. Le remplacement des procédés de reproduction analogiques par des procédés numériques a d’abord semblé être une apothéose du marché ; en fait, il sonnait son glas. Pourquoi cela ? Parce que la numérisation implique la contingence du support. 12. Le numérique ne fait pas qu’émanciper l’œuvre du support, il abolit la séparation entre écriture et édition. Il n’y a pas d’un côté le manuscrit unique que produit l’auteur, et qui attend l’imprimeur pour devenir un livre réel. Le fichier numérique est immédiatement réitérable. Mieux, l’œuvre n’est pas comme le plan ou le projet qui attend d’être réalisé en dur : le livre imprimé. C’est plutôt le livre imprimé qui devient la copie, la reproduction toujours réitérable de l’œuvre originale. 13. Ici la définition du livre rejoint celle qui a toujours eu cours dans les langues naturelles, et elle contamine aussi toute création artistique. Le plasticien, le musicien, tendent irrésistiblement à considérer le document numérique comme l’œuvre véritable. 14. Il ne s’agit pas de prédire la disparition de la toile unique, ou de la musique vivante et in situ, pas plus que celle de l’événement, la manifestation, la performance ou du happening, mais aucun artiste ne peut encore ignorer que son œuvre est susceptible de s’émanciper de la toile, de l’instrument, de la situation. Irrésistiblement, il est amené à se reconnaître l’auteur de cette part émancipable de tout support et réitérable à l’infini. 15. Supposons un très bon orateur qui ne sache pas écrire, ou ne se soucie pas de le faire, ou seulement ne sache pas écrire comme il parle. Un autre note ses paroles. Quel en est l’auteur ? Celui qui parle, certainement, et non le scribe. C’est une situation fréquente dans l’antiquité (l’Iliade, le Tripicata). Elle cesse avec la généralisation de l’écriture. L’auteur (est devenu celui qui) écrit. Maintenant, irrésistiblement, l’auteur devient celui qui édite un fichier numérique. 16. Au vingtième siècle, on a fini par dire que l’éditeur faisait le livre, et non l’auteur. Disiez-vous « un livre inédit », on vous corrigeait : « un manuscrit inédit ». Et ce n’était pas toujours sans raison. Il y eut des livres d’éditeurs, seulement écrits par des rédacteurs. 17. Aujourd’hui, un éditeur est principalement un programme, un outil pour l’écriture. Écrire devient éditer un texte. Il en va de même pour la musique. Le musicien ressemble à un ingénieur du son. Le travail de l’artiste se déplace toujours plus vers celui qu’il abandonnait précédemment en aval de son œuvre. 18. Dans ses Cours sur l’Esthétique, Hegel attribuait à la poésie une place supérieure aux autres arts en ce qu’elle seule pouvait s’émanciper de tout support, et donc de l’espace et du temps. Manifestement, les autres arts la suivent dans cette voie. 19. Comment les autres arts suivent-ils la même route que la poésie ? (Il n’est pas question ici d’analyser comment l’art s’émancipe de tout support depuis ces deux derniers siècles, même si cette analyse est incontournable, mais de savoir comment, pratiquement, il le fait en ce moment même.) En prenant la forme de fichiers numériques immédiatement réitérables à l’infini ? Pas seulement. En étant immédiatement édités par l’auteur lui-même ? Non plus. Ils la suivent d’abord en devenant eux aussi, essentiellement, des documents composés de signes graphiques ; en devenant, d’un certain point de vue, du texte, du moins du langage, en acquérant son caractère textuel. 20. C’est ainsi que l’art sort du marché : en sortant de l’objet manufacturé, donc de la marchandise. L’art cesse d’être dans le marché pour être dans le langage. 4. L’objet linguistique 21. Nous pourrions dire que l’art sort du marché pour entrer dans la noosphère, ou pour devenir immatériel. Ça ne résoudrait en rien les ambiguïtés qui règnent sur ce qu’on doit entendre par signe, langage ou texte. 22. Pour complexe que soit la notion de document numérique, elle n’est pas pour autant obscure. Elle est seulement complexe dans le sens où elle suppose une architecture verticale de langages différents. Texte en langue naturelle converti en langages de programmation, convertis en langages numériques, convertis en langage binaire. 23. Sur cette architecture, texte en langue naturelle peut être remplacé par image, son, ou à peu près tout ce qui est intuitif aux sens. Cette première couche intuitive se trouve à la surface de diverses couches de langages qui deviennent de plus en plus indéchiffrables jusqu’à des suites binaires. 24. Dans le monde qui s’achève, le modèle de l’œuvre était le livre imprimé. Quel est-il aujourd’hui ? Le fichier propriétaire ? en source libre ? en code hexadécimal ? en code binaire ? Cette question est moins complexe qu’elle ne le paraît d’abord. L’œuvre véritable est l’œuvre éditable (et non plus seulement réitérable), c’est à dire une copie transparente dont on peut modifier librement le code source. 5. L’art spectaculaire marchand 25. Le marché s’adresse à une clientèle. Celle-ci peut être un cénacle d’amateurs éclairés comme un très large public populaire. Elle n’en demeure pas moins une clientèle. L’art marchand est essentiellement déterminé par une clientèle. S’il s’adresse à une clientèle d’avant-garde, il est d’avant-garde, s’il s’adresse à une clientèle populaire, il est un art populaire. 26. L’art marchand est déterminé par une nette séparation entre producteur et consommateur : le créateur et son public. Le premier est d’autant plus célèbre que le second est anonyme. 27. L’œuvre d’art marchande, comme toute marchandise, peut donner lieu à de nombreuses déclinaisons : œuvre unique et chère réservée aux collectionneurs, tirages limités et numérotés, éditions bon marché. Il pourra en exister aussi des produits dérivés. Une même œuvre peut donc être déclinée pour des publics différents, et même pour tous les publics. C’est ainsi qu’une œuvre marchande peut conserver un caractère élitiste tout en devenant célèbre et sans que de larges masses l’ignorent. 28. La nette séparation entre le créateur et son public, qui se concrétise dans l’objet d’art, implique que la consommation ne touche pas à l’intégrité de l’objet. L’objet d’art ne doit pas être altéré dans sa consommation, qui doit donc être seulement contemplative, spectaculaire. 6. Art et travail intellectuel 29. Le marché de l’art a séparé le travail artistique des autres formes de travail intellectuel. Le marché a séparé l’art des sciences, de la philosophie, des mathématiques, de la logique…, de toutes les productions intellectuelles qui ne peuvent produire des objets d’art. 30. Naturellement, on peut vendre un livre de mathématiques ou de physique comme n’importe quel autre livre. On peut vendre aussi n’importe quel objet manufacturé qui soit l’application directe d’une recherche scientifique, et envers lequel le brevet tient un rôle comparable à celui du droit d’auteur. Il se trouve qu’il n’y a pas de marché de la science, de la philosophie ou des mathématiques, même sous la forme d’un marché des brevets, comme il y a un marché de l’art. 31. Le marché de l’art fonctionne sur une clientèle — sur des consommateurs directs —, et c’est principalement ce qui l’isole et le distingue des autres activités intellectuelles. « L’art produit des œuvres », a-t-on dit, et les œuvres, dans le marché, deviennent des marchandises. Une activité intellectuelle qui ne produirait pas immédiatement des marchandises ne serait pas de l’art. 32. L’art tend à devenir plus difficilement une marchandise. Cela tient en partie à l’évolution propre de l’art, et, en partie, à l’évolution du marché et de la marchandise. Le marché tend à être de moins en moins libre ; l’art, de plus en plus. 7. Les contradictions de l’art marchand 33. En réalité, ni l’art ne veut sortir du marché, ni le marché ne veut expulser l’art, et leur divorce engendre des contradictions cocasses. Une des plus cocasses est l’effet Bovary. 34. Dans l’art marchand, l’artiste peignait son monde (non plus un « autre monde ») et s’y identifiait. « Bovary, c’est moi », Disait Flaubert à son procès. À la fin du vingtième siècle, le monde s’identifiait à l’artiste : « Flaubert, c’est moi », aurait dit Madame Bovary. 35. Il n’est rien de comique à ce qu’un art soit fait par tous et pour tous, mais un tel art devrait alors être sensiblement différent d’un art marchand. Supposons que les lecteurs de romans ne lisent plus que pour apprendre à devenir romanciers, qu’on n’entre plus dans les galeries que pour apprendre à peindre ; le marché risque d’abord d’en être sensiblement modifié, et, plus profondément, la nature de l’art et les méthodes de création. 36. Ce sont ces contradictions cocasses qui ouvrent l’époque nouvelle. Le marché de l’art n’est plus rien d’autre que celui de ces contradictions cocasses. 8. Programmation et travail intellectuel 37. Le marché avait séparé l’art de la vie intellectuelle. L’art se libère en brisant cette séparation. Une part de l’art (marchand) se libère (en sortant) du marché, une autre sort de celui de l’art pour créer le marché de la culture, des loisirs et de l’animation sociale. 38. La libération de l’art et la recomposition du travail intellectuel se fait essentiellement autour de la programmation et grâce à elle. D’une façon très pratique, la numérisation des données, l’ordinateur personnel et l’internet sont les principaux instruments de la libération de l’art. D’un point de vue plus profond, la dimension épistémologique du phénomène génère de nouveaux paradigmes. (Un tel vocabulaire, certes, appelle plus d’explication qu’il n’en fournit.) 39. En s’émancipant du marché, l’art trouve des prises plus directes avec le réel. Il prend ses distances avec l’objet, l’œuvre, le produit marchand, au profit de la dimension symbolique, linguistique, sémiotique, sémantique, poétique, pragmatique ou performative. Par cela, il devient essentiellement travail intellectuel. 40. Dans le même temps, les sciences et les mathématiques suivent des cheminements convergents avec celui de l’art. Ici encore, la programmation tient une place déterminante. 9. Travail intellectuel et intuition 41. Les mathématiques ont adopté un cours nouveau depuis l’usage généralisé de l’ordinateur, avec la possibilité de faire effectuer par la machine des quantités de calculs qui auraient été inconcevables dans les époques antérieures. Apparaît alors une nouvelle mathématique basée sur l’expérience et l’observation de « phénomènes numériques », et non plus sur l’hypothèse et la déduction. 42. À l’inverse, les sciences de la nature ont plus recours à des modèles automatiques, c’est à dire, abordent les phénomènes naturels à travers des programmes qui les simulent. Elles découvrent alors des comportements mathématiques communs à des phénomènes sans rapport, ou transversaux à des disciplines, par exemple, la climatologie et l’évolution des cours boursiers du coton. 43. Alors que l’effort visait depuis longtemps la modélisation des phénomènes, le modèle lui-même se comporte à son tour comme un phénomène naturel. Ou encore, alors que l’énoncé se proposait d’être l’explication, la description, la démonstration du phénomène (ce qui se conçoit bien s’énonce clairement), il devient ce qui demande élucidation (ce qui s’énonce bien doit être clairement conçu). 44. Une bonne part de l’activité cognitive appartenant en propre à la raison peut être abandonnée à des dispositifs logiciels. (Comprenons intelligence artificielle au sens de prothèse cognitive, comme on pourrait parler de perception artificielle à propos de prothèses auditives ou ophtalmiques, même si les lunettes ou les sonotones ne voient ni n’entendent rien par eux-mêmes.) Le travail intellectuel humain est alors essentiellement orienté vers la conception intuitive. 45. Mathématiques et sciences rejoignent ici l’esthétique, non pas dans la recherche du beau, ni du vrai, mais de l’intuition. 46. « Nous savons que cet énoncé est vrai. Nous savons même qu’il participe du réel en ayant la possibilité d’intervenir sur lui et de le modifier. Mais nous ne comprenons pas ce qu’il veut dire. » 47. « Jusqu’à maintenant les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant d’interpréter leurs énoncés. » Cela peut se concevoir comme une conclusion stupide à quatre siècles de modernité. C’est globalement celle qui est proposée sous le nom de « Culture ». L’enjeu est d’échapper à cette stupidité. 48. Le beau est l’essence qui apparaît, disait en substance Hegel dans ses cours d’esthétique. On peut bien considérer l’apparence comme contingente, mais que serait une essence qui n’apparaîtrait pas ? Si nous concevons l’apparence comme un apparaître, alors nous concevons le réel comme une réalisation. 49. Dans le modèle classique, le savant cherchait à énoncer la réalité (la décrire, l’expliquer ou la déduire), tandis que l’artiste cherchait à la montrer, la rendre intuitive. Ces deux perspectives se rejoignent en se dépassant : l’énoncé devient programme. L’énoncé doit être intuitif et programmatif (performatif ?) à la fois. Les deux nécessités n’en font qu’une. 10. La double impasse marchande 50. En sortant du marché, l’art court un certain nombre de risques. Le premier est de se retrouver à la rue. Il risque de changer sa place dans le marché : de producteur qu’il était, devenir consommateur — consommateur d’informations, de publications, de matériels et de matériaux, notamment consommateur d’ordinateurs et de programmes ; au mieux, consommateur de technique et même de science. 51. Si l’art doit être fait par tous et pour tous, il est probable qu’il représente un immense marché. La production artistique ne sera plus productrice dans ce marché, mais consommatrice. On comprend bien alors qu’un certain nombre d’artistes aient des positions conservatrices devant cette perspective. Mais que peuvent-ils espérer ? 52. Dans un tel marché, les artistes ne peuvent revendiquer un statut de professionnels qu’en s’en faisant les supports publicitaires. (Tel excellent photographe, par exemple, s’attachant à telle marque de pellicules et se faisant sponsorisé.) Pourquoi pas ? L’art n’a jamais été alimenté par des sources moins contestables. Le problème est ailleurs : Si de telles conditions permettent la réalisation de l’art, les artistes les accepteront. Le leur permettent-elles ? 53. Si le marché de l’art devait devenir un marché de la consommation, après avoir été celui des œuvres, alors l’œuvre devrait s’y effacer au bénéfice du talent. Nous pouvons oser la comparaison avec le sport : le sportif professionnel vent son talent. Il fait vendre indirectement des produits manufacturés qu’il ne produit pas mais qui le sponsorisent. 54. On pourrait imaginer des artistes qui font des « performances », au sens sportif. Que manquerait-il ? Il manquerait principalement la possibilité de compter les points, de mesurer la performance. Un sport a des règles précises, l’art devrait-il s’en donner ? Qui feraient les jurys, qui seraient les arbitres ? 55. Supposons qu’on distingue amateurs et professionnels sur les ventes, le chiffre d’affaire, l’audience publique… : le cercle ne se refermerait-il pas sur lui-même ? (Zidane est-il célèbre parce qu’il est professionnel, ou est-il professionnel parce qu’il est célèbre ? Il est les deux parce qu’il marque des points.) Le marché de l’art a déjà largement évolué en ce sens. Et que se passe-t-il ? L’art sort du marché. 11. Calcul et langage 56. L’art est plus sérieusement menacé de devenir simple consommation de science et de technique ; mais en ce cas, la menace serait encore plus grave pour celles-ci. Un ordinateur est avant tout un instrument qui opère des calculs. C’est une évidence qui tend à se dérober. Les techniques et les sciences consommées seraient donc celles du calcul. 57. Qu’est-ce que les mathématiques ? On peut sérier la question : Les mathématiques sont-elles un langage ? Ou ont-elles une existence indépendante de leur langage ? C’est une question très complexe qu’on peut encore varier : Le pluriel de mathématiques désigne-t-il une pluralité de langages ? Ou, au contraire, une pluralité de mathématiques seraient-elles unifiées en un seul langage ? 58. L’option tacitement choisie par la modernité semble bien être que plusieurs mathématiques sont unifiées par un seul langage. Ce n’est qu’une option tacite, qui pourrait fâcher si l’on cherche à la justifier. Rien n’est moins clair, dans la culture contemporaine, que le possible rapport entre langage mathématique et un éventuel référent. 59. Un langage unifié des mathématiques pouvait avec quelque raison être considéré comme une bonne chose au début du vingtième siècle. À la fin, on se demande si, contre toute attente, on ne doit pas une excessive complexité des mathématiques à ce qui aurait dû les simplifier. 60. Les mathématiques sont-elles autonomes de leur langage ? C’est un peu comme si l’on se demandait si le monde était indépendant de la langue française : le monde réel, naturel, imaginaire, irrationnel… pourtant, la langue française le décrit bien ; elle sait aussi décrire, expliquer ou paraphraser le langage des mathématiques. On pourrait penser que, dans certains cas, l’extrême difficulté des problèmes, et surtout l’extrême cloisonnement des diverses mathématiques, pourraient bénéficier d’un plus large recours à la langue naturelle. 61. Les mathématiques seraient le langage, non pas de Dieu, comme cela put paraître évident à quelques esprits initiateurs de la modernité, mais de la nature. Reste à savoir jusqu’à quel point les mathématiques seraient un langage, et si leur rapport avec le monde physique est de nature linguistique. 62. Jusqu’à quel point une preuve mathématique peut-elle établir une certitude ? Jusqu’à quel point preuve mathématique et certitude ne sont pas une contradiction dans les termes ? La certitude relève de l’intuition synthétique ; la preuve, de la déduction analytique. Tout le problème est d’établir la déduction sur l’intuition. (L’inverse est-il pensable ?) 63. Les mathématiques contemporaines supposent une formidable confiance en un langage, une confiance qui excède largement le raisonnable. (« Le langage mathématique se révèle efficace au-delà du raisonnable », Wigner 1960.) 12. La nouvelle Babel 64. Le formalisme mathématique des débuts du vingtième siècle n’a pas offert ce qu’on attendait de lui, mais ce qu’on n’en attendait pas. Si l’on avait cru qu’il allait nous aider à penser, ou seulement à compter, on s’est trompé, mais il s’est révélé efficace pour faire calculer des machines à notre place. 65. Les machines ne calculent pas comme nous. Elles manipulent des suites binaires que nous avons la plus grande peine à déchiffrer. Nous ne nous y essayons pas, d’ailleurs, nous les convertissons en d’autres langages, qui tiennent à la fois d’une langue naturelle – l’Anglais –, et d’un langage logico-mathématique : le code source. 66. À partir du code source, nous pouvons aller aux langages mathématiques, aux langues naturelles, aux langages machines, aux « langages » des sens : son, image, textures… 67. Le langage formel des mathématiques ne fait pas ici fonction de langage universelle. Il n’y a pas de langue universel, mais une floraison de langages, de divers niveaux, qui, cette fois, contrairement au mythe de Babel, ne semble pas diviser, ni décourager les bâtisseurs. 13. Lecture écriture et édition 68. « Si la généralisation et le développement de systèmes d'exploitations basés sur des interfaces graphiques et métaphoriques de plus en plus perfectionnées, permettent de rendre l'usage de l'ordinateur accessible à celui qui n'a pas connaissance de son fonctionnement, ils nous éloignent et nous cachent la véritable nature du programme informatique et son potentiel métaphysique. » BlueSreen (<http://www.b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net/>). 69. À la fin du vingtième siècle, on a cru voir venir la fin de l’écriture. C’est le contraire qui advint : tout est devenu texte. Le nom « source », dans « code source » est très explicite. Le code est à la source de tout. La source est libre quand elle est lisible, et elle est lisible quand les lignes de commandes sont explicites ou accompagnées de commentaires. 70. Au début de la modernité marchande, la vie intellectuelle concernait une élite lettrée bien circonscrite dans quelques capitales européennes ou gravitant autour. Rendre public son travail signifiait implicitement le faire connaître de cette élite. Aujourd’hui, presque chacun peut virtuellement s’adresser au monde entier dans une langue quasiment universelle. Naturellement, cette possibilité reste toujours virtuelle, à l’autre extrême d’une communication privée menacée. Toute communication réelle se place entre ces deux pôles : universel et privé. 71. Quand bien même continuerait-il d’exister un milieu homogène composé de célébrités faisant fonction de leaders d’opinion, il serait réduit à donner un spectacle de masse de la pensée. Sa production s’inscrirait dans un marché de masse de la culture et du loisir, dans le marché du divertissement clé en main. 72. La finalité de l’écriture, avant, était la production d’un texte édité. Elle l’est maintenant d’un texte éditable — voire de musiques, d’images… éditables. 73. Le problème qui se pose en ce moment-même sur les droits d’utiliser librement, de diffuser, de copier et de modifier, est déjà un problème d’arrière-garde. Le problème actuel est celui de la possibilité (et non seulement du droit) d’éditer. Un travail intellectuel ne saurait qu’être éditable. Le concept d’édition remplace et unifie ceux de lecture et d’écriture. 14. Liberté et lisibilité 74. Personne ne sait très bien aujourd’hui ce qu’est un art libre. C’est une idée neuve, jamais évoquée avant. On a revendiqué un art révolutionnaire, un art engagé, un art pour l’art, un art pour tous et par tous, un art indépendant, un art populaire, un art démocratique,… on n’avait jamais sérieusement pensé qu’un art pût être libre, ni comment. 75. En partie, l’art libre s’inscrit dans le prolongement de la modernité du vingtième siècle et n’y apporte visiblement rien de neuf, en partie, il calque son principe sur ceux de la distribution des logiciels libres. Il y a donc un rapport, jusqu’alors impensé, entre libre et lisible. Reste à mieux penser ce que serait cette lisibilité pour l’art. Jean-Pierre Depétris 3 Frimaire AN 211 CE QUE POURRAIT ÊTRE UN ART LIBRE est constitué d'un fichier html (arlib.html) associé à une feuille de style (pages.css). © Jean-Pierre Depétris, avril 2003 Copyleft : cette oeuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites. Adresse de l'original : jdepetris.free.fr/load/arlib.html Voir aussi Conversation entre Pierre Petiot et Jean-Pierre Depétris sur Ce que pourrait être un art libre |
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